La chasse à l’homme est ouverte

— Vieux fou !

— Salopiot !

— Vieux débris !

— Sac à vin !…

Raoul Verrier, accoudé au comptoir du café du Commerce, unique débit de boissons de Saint-Gilles-la-Forêt, petit village du centre de la France, serre les dents et les poings. « Sac à vin ! » Cette pourriture ose le traiter de sac à vin ! Les yeux de Raoul Verrier s’injectent de sang, tandis que sa figure devient écarlate… C’est vrai qu’il a un peu bu. Et alors ? Un bistrot, c’est fait pour cela, non ? Et puis, c’est samedi. Il n’est au café du Commerce qu’une fois par semaine, le samedi matin. Et l’autre vient précisément tous les samedis matin. Pour chercher son tabac, prétend-il. Ce n’est bien sûr qu’un prétexte. C’est pour le provoquer, envenimer encore un peu leur vieille querelle.

Raoul Verrier finit son verre d’un trait… À quarante-cinq ans, il est encore gaillard. Il respire même la santé, avec son physique râblé, sa figure ronde et ses cheveux blonds coupés en brosse. Raoul Verrier, comme la quasi-totalité des habitants de Saint-Gilles-la Forêt, est paysan. Il n’est pas riche, mais son maïs ne se vend pas trop mal. Il est marié depuis vingt ans et sa femme Micheline lui a donné deux beaux fils. Bref, tout va bien dans la vie de Raoul Verrier à une exception près, qui s’appelle François Lebeau, celui-là même qui est en train de lui chercher querelle.

Il s’agit d’un conflit de voisinage comme il en existe des milliers à la campagne. Par le hasard compliqué des héritages, Raoul Verrier a ses champs séparés en deux par une parcelle étrangère, ce qui entraîne une perte considérable de temps et d’argent. Cette parcelle appartient à François Lebeau et ce dernier a toujours obstinément refusé de la lui vendre. C’est par pure méchanceté, par pur désir de nuire, il n’y a aucun doute là-dessus.

Pour bien le montrer, François Lebeau laisse sa parcelle en friche. Depuis quinze ans, elle ne produit rien. Il s’y rend de temps en temps, l’air rigolard et les mains dans les poches, tandis que son voisin s’échine sur le maïs… Raoul Verrier frappe du poing sur le comptoir.

— Vilain nabot !

François Lebeau a pâli sous l’insulte. Il fixe d’un air mauvais Raoul Verrier qui le dépasse d’une bonne tête. C’est vrai que l’épithète de « nabot » lui convient. La soixantaine passée, mais paraissant davantage, François Lebeau n’est pas à proprement parler un nain mais il est de petite taille, avec une tête trop volumineuse pour son corps. En plus, il est affligé d’une légère boiterie et d’une myopie extrême qui l’oblige à porter des verres épais. C’est sans doute cette disgrâce physique qui est la cause profonde de sa méchanceté. Bien qu’il soit l’un des plus riches du village, aucune femme n’a voulu de lui. Alors, pour occuper sa solitude, il augmente sans cesse sa fortune et fait tout le mal possible autour de lui.

Derrière les grosses lunettes, les petits yeux marron ont pris un éclat violent.

— Maudit bâtard !

D’un bond, Raoul Verrier s’est jeté en avant et il n’aurait fait qu’une bouchée de son interlocuteur si plusieurs consommateurs ne l’avaient retenu. « Bâtard » est la seule insulte qui puisse toucher Raoul Verrier, né de père inconnu.

Les choses sont sur le point de vraiment mal tourner, lorsqu’une voix calme tout le monde. C’est le maire, Honoré Champi, qui vient d’entrer… Honoré Champi, soixante ans, est plus que le premier magistrat de sa commune : c’est une autorité morale respectée dans toute la région. Il s’approche des antagonistes avec un air excédé. Ces derniers le prennent à témoin comme deux gamins devant un adulte :

— Il m’a traité de « nabot » !

— Et moi de « bâtard » !

Honoré Champi les fait taire.

— J’en ai plus qu’assez de vos histoires. Raoul, tu devrais rentrer chez toi. Tu perdis la tête quand tu as bu.

— Je fais ce qui me plaît.

— Et vous, monsieur Lebeau, vous allez finir par le vendre, votre satané champ ?

— Jamais ! Plutôt crever ! D’ailleurs, je me ferai enterrer dedans ; comme ça, même après ma mort, on ne pourra pas y toucher.

Le concert d’injures reprend de plus belle. L’un après l’autre, pourtant, les deux ennemis se décident à s’en aller. Lorsque le dernier a quitté les lieux, le maire pousse un profond soupir.

— Lebeau est un mauvais et Raoul un violent. J’ai hâte qu’on soit après-demain !

Plusieurs consommateurs posent en même temps la question :

— Pourquoi après-demain ?

— Parce que demain, c’est l’ouverture et qu’ils vont se trouver tous les deux avec un fusil !

Un silence lourd s’installe dans le café. Le lendemain, dimanche 20 septembre 1960, c’est effectivement, l’ouverture de la chasse partout en France. Mais, à Saint-Gilles-la-Forêt, ça risque fort d’être une chasse à l’homme !

 

C’est le matin. Son fusil à la main, Raoul Verrier avance avec précaution dans les bois. D’habitude, il adore l’ouverture de la chasse, mais, pour la première fois, il ressent un malaise. Il a d’abord essayé de se dire que c’était le froid, assez vif pour la saison, puis les médiocres prévisions concernant le gibier. Mais maintenant, il est bien obligé de s’avouer la vérité : il a peur de François Lebeau !

Raoul Verrier regarde sa montre : il est six heures et demie. Cela fait une heure qu’il s’est mis en route. Il n’avait jamais remarqué à quel point la forêt était dense, à quel point les buissons et les arbres étaient propices pour se cacher. Ces allées, ces chemins, qu’il fréquente depuis qu’il est enfant, cessent tout à coup de lui être familiers ; pour la première fois, il y perçoit un danger… Non, cette ouverture de la chasse n’est pas comme les autres, Raoul Verrier a la sensation absurde mais bien réelle de n’être plus le chasseur mais le gibier.

Un bruissement de feuilles derrière lui. Raoul Verrier se retourne d’un bloc, le fusil pointé. La voix d’Honoré Champi, le maire, retentit :

— Eh, pas de blague, Raoul !

Raoul Verrier pousse un profond soupir et balbutie quelques mots d’excuse. Le maire le regarde d’un air grave.

— Tu es bien nerveux, Raoul…

— Oui, ce matin, je ne sais pas ce que j’ai.

— Moi, je le sais. Et toi aussi, d’ailleurs ! Si cela ne t’ennuie pas, je vais marcher un peu avec toi. Cela évitera peut-être un malheur.

— Quel genre de malheur ?

— Un coup de feu est vite parti. Et rien ne ressemble plus à un accident de chasse qu’un meurtre.

— Tu as vraiment peur que je tue Lebeau ? Tu me connais mal, Honoré.

— Je te connais et je sais que tu en serais capable. Mais j’ai peur aussi d’autre chose.

— De quoi, Honoré ?

— De l’inverse…

Jusqu’aux environs de midi, Raoul Verrier et Honoré Champi font route côte à côte. À l’heure du déjeuner, pourtant, le maire doit quitter son compagnon.

— J’ai promis d’aller voir le garde champêtre. Il faut que j’y aille.

Et Raoul reste seul. Instantanément, ses frayeurs du petit matin lui reviennent. Chaque buisson qui bouge le fait sursauter. Il est à tel point terrorisé que, lorsque des lapins ou des faisans sortent devant lui, il ne songe même pas à tirer.

Six heures du soir… Raoul Verrier est sur le chemin du retour. Il est bredouille, mais il s’en moque éperdument. Il est sain et sauf, c’est tout ce qui compte ! Au loin, il aperçoit une silhouette qui lui cause une sensation de délivrance. Il agite le bras droit et se met à courir.

— Honoré ! Oh ! Honoré !…

En s’approchant, il se rend compte que le maire n’est pas seul. Il est au milieu d’un petit groupe. Le maire tourne la tête dans sa direction, mais ne répond pas à son salut. Il reste figé. Raoul arrive à sa hauteur.

— Eh bien, Honoré, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi…

Raoul Verrier vient de voir : François Lebeau est allongé par terre, les bras en croix. Il a la poitrine barbouillée de rouge. Raoul reconnaît, agenouillé près du corps, le médecin de Saint-Gilles, qui secoue la tête d’un air sombre. Il reconnaît aussi le brigadier et un des gendarmes. La voix du maire le tire de sa contemplation.

— Donne-moi ton fusil, Raoul.

— Mais ce n’est pas moi.

— Tu nous expliqueras après. Allez, donne ton fusil…

À la gendarmerie, Raoul Verrier nie farouchement le meurtre. Honoré Champi essaie de le convaincre du contraire.

— Avoue, Raoul, je sais bien que c’est toi. Tout le monde le sait !

— Je n’ai pas tué Lebeau ! Je ne l’ai pas vu de toute la chasse !

— Il a une décharge dans la poitrine, donc il te faisait face. Son fusil était armé. Vous vous êtes croisés et c’est peut-être lui qui a voulu tirer le premier. Avoue, Raoul !

— Ce n’est pas moi ! Je ne l’ai pas tué ! Je ne l’ai pas vu !

— C’était de la légitime défense, Raoul. Lebeau était un mauvais, le pourrai en témoigner. Tout le village pourra en témoigner !

— Ce n’est pas moi !

— Avoue ! Et tu seras peut-être relâché ce soir, tu retrouveras ta femme et tes enfants.

— Ce n’est pas moi ! Si ça se trouve, c’est lui-même qui a fait cela pour me faire accuser.

— Ne dis pas de bêtise : c’est très difficile de se tirer soi-même un coup de fusil dans la poitrine et, même s’il y était arrivé, ç’aurait été forcément à bout portant. Or le médecin dit que le coup a été tiré au moins à dix mètres.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tué ! C’est un accident qui n’a rien à voir avec moi. Il faut que tu me croies.

Honoré Champi pousse un profond soupir.

— Je ne te crois pas, Raoul ! Et si je ne te crois pas, moi, personne ne te croira.

— Raoul, avoue que c’est toi qui l’as tué ! a supplié sa femme, Micheline Verrier.

— Monsieur Verrier, avouez que vous l’avez tué ! a supplié son avocat.

Mais à tous deux, comme précédemment au maire et comme, un peu plus tard, au président de la cour d’assises, Raoul Verrier a fait la même réponse, d’un air à la fois égaré et obstiné :

— Ce n’est pas moi !

Honoré Champi avait raison : personne ne pouvait croire à la version de Raoul Verrier. En tout cas, pas les jurés qui, un beau jour de juin 1961, sont revenus avec un verdict de culpabilité. Raoul Verrier a été condamné à vingt ans de prison.

Il n’a pas fait la totalité de sa peine, loin de là. Deux jours plus tard, il se pendait dans sa cellule… Quelque temps après, sa veuve Micheline obtenait des héritiers de François Lebeau, qui n’avaient jamais approuvé sa conduite, la vente de la fameuse parcelle. Les terres Verrier étaient maintenant d’un seul tenant. Le duel entre les deux ennemis s’était terminé par une mort réciproque.

À Saint-Gilles-la-Forêt, tout avait fini par rentrer dans l’ordre. Seul, Honoré Champi avait vraiment accusé le coup. Après le suicide de Verrier, un doute terrible était né en lui : et s’il était innocent ? Bien sûr, un coupable peut tout aussi bien se suicider, mais…

Lorsqu’ils le croisaient, ses administrés murmuraient parfois des phrases du genre :

— Notre maire se fait vieux !

— Dame, avec tous les soucis qu’il a !

Et Honoré Champi poursuivait son chemin sans entendre, en se disant qu’il garderait ce doute en lui jusqu’à la fin de ses jours…

 

12 juin 1971 : plus de dix ans ont passé. Honoré Champi est en train de gravir un sentier escarpé un peu à l’écart du village. L’un de ses administrés, Mathieu Ferrand, est à l’article de la mort et a demandé à le voir.

En pénétrant dans la chambre du moribond, Honoré Champi le trouve entouré de sa famille. D’un geste, Mathieu Ferrand fait sortir tout le monde. Les deux hommes restent seuls. Ferrand parle d’une voix faible mais distincte.

— Il faut que je me confesse avant de mourir. J’ai commis un crime.

Honoré Champi se sent mal à l’aise.

— Vous ne croyez pas que ça serait mieux d’en parler au curé ?

— Non. Je crois en Dieu, mais pas aux curés. Et puis, il y a autre chose…

Le moribond s’arrête pour respirer avec difficulté. Honoré Champi interroge :

— Autre chose ?

— Le curé ne peut pas répéter ce qu’il entend, mais le maire, si.

— Vous voulez que je rende public ce que vous allez dire ?

— Oui… Il s’agit de François Lebeau.

Il y a un moment de silence et cette terrible petite phrase :

— C’est moi qui l’ai tué ! J’avais des dettes. Ce vieux grigou m’avait prêté de l’argent avec un intérêt énorme. Il exigeait que je le rembourse. Plusieurs fois, il m’avait fourré sous le nez ma reconnaissance de dettes et l’avait remise dans son portefeuille : j’ai décidé de le tuer, sans quoi, c’était la ruine.

Honoré Champi ne dit rien. Il est en train de comprendre la tragique vérité. Il revoit en particulier le visage de Mathieu Ferrand parmi les consommateurs du café du Commerce, la veille de l’ouverture de la chasse…

— C’est cette dispute entre Verrier et Lebeau qui m’a donné l’idée. Si Lebeau était tué le lendemain, tout le monde accuserait son voisin… À la chasse, vous avez failli faire tout rater en restant avec Verrier. Quand vous l’avez quitté, je n’ai pas perdu de temps. J’ai eu la chance de trouver Lebeau peu après. Ensuite, c’était simple : je n’avais plus qu’à prendre la reconnaissance de dettes dans son portefeuille et à me taire.

Tel est l’épilogue de l’affaire Verrier. Aujourd’hui, à Saint-Gilles-la-Forêt, tout est définitivement oublié. La parcelle, à l’origine du drame, a été ensemencée de maïs comme les deux parcelles qui la bordent. Rien ne la distingue du reste des terres Verrier. Plus rien ne subsiste d’un drame né de la méchanceté et de la cupidité des hommes. Et c’est mieux ainsi !